Communiquer dans une grille

par Bérénice BOURDIER, Janet DOMAN, Marianne FERNANDES, Avniyé KARAKAC, Elodie LECANTE et Audrey LECLUSE.

(Classe de 3ème 2, Collège l'Ardillière de Nézant, St Brice sous Forêt (95)).

"MATh.en.JEANS" Atelier de recherche dans la classe ; octobre 1997- mai 1998.

enseignant : M. Bourit.

chercheurs et observateurs : Olivier Bodini, Pierre Duchet (UPR 175 du CNRS, Paris)

 

Les parties de texte entre crochets [exemple] sont de la rédaction. NDLR : note de la rédaction NDLC : note de la copiste.
Les chiffres entre crochets renvoient aux notes ou annexes placés en fin d'article.

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Texte du sujet soumis aux collégiens (Pierre Duchet, CNRS, Paris ; © MATh.en.JEANS 1993)

"Communiquer dans une grille". Réussira-t-on à informer tout le monde en respectant les règles de communication en vigueur dans le réseau ?

Des personnes (ou des relais électroniques, si vous préférez) sont régulièrement disposées dans un plan.

 

Chaque personne peut envoyer des informations à d'autres personnes, à condition de respecter certaines règles.

 

Ces règles, bien précises et immuables, sont les mêmes pour toutes les personnes. En fait, à proprement parler, c'est l'ensemble de ces règles qui définit le réseau.

 

Donnons un exemple de réseau, baptisé "ABC", car il est défini par trois règles A, B et C .

Figure 2. Exemple de réseau

Dans ABC, une personne quelconque du réseau (placée en P sur la figure 2) peut informer

 

  • la personne située 3 pas à l'Est, 2 pas au Nord : c'est la règle "A".
 
  • la personne située 3 pas à l'Ouest, 1 pas au Nord : c'est la règle "B".
 
  • la personne située 1 pas à l'Est, 2 pas au Sud : c'est la règle "C".

 

Ainsi, P ne peut pas informer directement la personne située en S, bien que celle-ci soit géographiquement très proche : 1 pas vers líEst, 1 pas vers le Nord.

 

Par contre, S peut être aisément informé en trois étapes :

- à la première étape, P prévient Q, en utilisant la règle A.

- à la deuxième étape, Q prévient R, en utilisant la règle B.

- à la troisième étape, R prévient S, en utilisant la règle C.

Figure 3. Information de S en 3 étapes

 

 

Les règles de transmission d'un réseau étant fixées, le problème est le suivant : une nouvelle, connue d'une personne particulière peut-elle être transmise à tout le monde en suivant les règles du réseau ? Sinon, quelles sont les personnes qui peuvent être informées ?

 

Le problème général, qui est non résolu à ce jour [3], peut être abordé sous bien des aspects :

 

 

Motivation &emdash; La diffusion rapide d'une information dans une ville, un pays, un réseau téléphonique, peut être organisée de bien des façons : le principe dit "du téléphone arabe" où chacun transmet la nouvelle à ses voisins est bien connu. C'est suivant le même principe que se propage le feu dans une forêt (à la différence essentielle près qu'un arbre brûlé ne transmet plus). La recherche des meilleures organisations possibles des transmissions dans un réseau relève de la théorie des graphes. Le problème particulier où l'on cherche à informer tout le monde en un minimum de temps est connu sous le nom de "problème des ragots".

L'étude systématique des propagations aléatoires, du type feu de forêt, utilise des techniques mathématiques variées : les probabilités, la théorie de la percolation (appelée ainsi à cause de la propagation de la vapeur dans la poudre de café) et la théorie ergodique qui étudie notamment les zones d'un billard atteintes par une boule qui y circule indéfiniment.

(Pour d'autres aspects de la problématique des réseaux, voir [3].)

 

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Le but de notre recherche était de savoir si on pouvait informer tous les points d'une grille en suivant certaines règles. Nous nous sommes intéressé à deux cas particuliers, chacun utilisant 3 règles. [Nous avons essayé de comprendre dans chaque cas comment augmentait le nombre de points informés au fur et à mesure de la transmission d'information. Les cas étudiés nous ont conduites à des résultats différents.]

Pour notre étude, nous avons pris un repère orthonormé (O,x,y), en nommant O le point d'origine (que le chercheur avait noté P). [Les points qui nous intéresse sont les points du quadrillage, c'est à dire ceux dont les coordonnées sont des nombres entiers. Au début, seul le point O est informé : à la première étape, il transmet l'information à 3 points de la grille, suivant les règles choisies. Le principe est que chaque point qui est informé pour la première fois à la n-ième étape transmet l'information lors de l'étape suivante à chacun des points qu'elle peut joindre en respectant les règles du réseau.]

 

Le réseau des règles (1;-2), (3;2) et (-3;1)

 

C'est celui de la Figure 2.

 

Première étape

A partir du point O, à la première étape, 3 points sont informés , A, B et C dont les coordonnées sont, respectivement (1;-2), (3;2) et (-3;1).

Nous avons noté les trois règles utilisées sous la forme suivante (Figure 4) :

(c'est à dire 1 vers la droite et 2 vers le bas)

(c'est à dire 3 vers la droite et 2 vers le haut)

(c'est à dire 3 vers la gauche et 1 vers le haut)

[NDLR. Ces notations sont les notations conventionnelles pour des vecteurs du plan ; ce mot (voir [1]) sera souvent utilisé par la suite.]

Figure 4. Les trois vecteurs de base du réseau (étape 1)

 

Deuxième étape

Les 3 points A,B,C informent, chacun, 3 nouveaux points (Figure 5)

Le point A informe D,E,F de telle façon que  ; ; .

Le point B informe F,G,H de telle façon que ; ; .

Le point C informe H,I,D de telle façon que ; ; .

Figure 5. Etape 2

 

On voit que 6 nouveaux points sont informés, soit 10 points en tout. On remarque aussi que les points D,F,H semblent être informés deux fois, [cela "se voit" sur la figure, mais ce n'est pas une "preuve" !]: nous allons le démontrer.

 

Point double

Le point D, est engendré [= informé] deux fois, par le point A et par le point C. Nous allons essayer de le démontrer.

Supposons que nous ayons deux points différents D et D' (Figure 6) : par construction [et par définition], on a : et .

 

 

Figure 6 . Un point double.

 

Donc et .

Comme l'addition [de vecteurs] est commutative, on a : .

Mais [par la relation de Chasles, voir [1(a)]] et .

Donc et D et D' sont le même point, mais informés par des chemins différents. Nous dirons que D est un point double à l'étape 2 (comme les points F et H).

[Lorsqu'on connaît le principe de l'addition vectorielle (voir [1]), cette preuve donne une curieuse impression de circularité : voir notre commentaire [2] en fin d'article.]

Etape n°3

Les 6 points D,E,F,G,H et I informent à leur tour, 3 points chacun, en suivant les mêmes règles que précédemment (Figure 7).

:

Figure 7. Etape 3

A cette étape, on remarque qu'il y a

 

Etape n° 4

Les 10 points précédents J,K,L,M,N,O,P,Q,R,S informent à leur tour 3 points chacun (Figure 8).

 

Figure 8. Etape 4

 

On voit qu'il y a 3 points simples, 9 points doubles et 3 points triples.

 

Une loi de croissance ?

 

La superposition des 4 premières étapes nous montre (Figure 9) l'ensemble des points informés.

Figure 8. Superposition des 4 premières étapes.

 

A partir de là le dessin devient trop compliqué pour que l'on continue de la même manière. Heureusement, nous avons vu une règle de croissance sur les 4 premières étapes.

 

En supposant que la croissance continue toujours comme au début (c'est notre conjecture), nous obtenons le tableau de la Figure 9.

Etape n°

0

1

2

3

4

5

6

7

8

Situation n°

1

2

3

4

5

6

7

8

9

G(n)

1

3

6

10

15

21

28

36

45

F(n)

1

4

10

20

35

56

84

120

165

 

Figure 9. Croissance dans le réseau (1;-2), (3;2), (-3;1).

 

La troisième ligne du tableau représente le nombre g(n) de points nouvellement informés dans la situation n (c'est à dire après l'étape n-1). La dernière ligne du tableau indique le nombre total T(n) de points informés dans la situation n : on a F(n) = g(1)+g(2)+...+g(n) ].

Nous avons trouvé une formule [qui permettrait de calculer de proche en proche] le nombre de points nouvellement informés.

 

Conjecture 1. Pour le réseau (1;-2), (3;2), (-3;1), on a g(1)=1 et g(n+1)=g(n)+(n+1)

 

Exemple. g(5)+6=g(6) : 15+6=21

[ Les nombres obtenus par cette formule sont connus sous l'appellation de nombres triangulaires : comparer avec la Figure 2 et la formule 1 de l'article Nombres carrés aztèques et penchés, Comptes Rendus MATh.en.JEANS, 1998, à paraître].

 

Mais nous nous somme rendu compte que le problème général n'était pas si simple : un autre groupe s'est intéressé à d'autres vecteurs de communication (voir ci-dessous) et dans ce cas, la croissance [du nombre] des points informés n'est pas la même.

 

Le réseau des règles (-2;4) (-4;-2), (6;-2)

 

Les résultats pour les trois premières étapes (Figures 10, 11 et 12) sont [presque] les mêmes que dans le cas précédent . Mais à la troisième étape, on voit que le premier point triple est en fait le point O, origine du repère. Ce qui fait qu'on obtient plus que 9 nouveaux points informés et 19 points au total , alors que le premier tableau donnait 10 nouveaux points et 20 au total. [ La figure 12 est analogue à la figure 7, mais les appellations des points suivent une règle différente.]

 

 

Figures 10 et 11. Le réseau (-2;4), (-4;-2), (6;-2): les deux premières étapes.

 

Figure 12. Le réseau (-2;4), (-4;-2), (6;-2), la troisième étape.

 

De plus, à partir de cette troisième étape, le nombre de nouveaux points informés suit une croissance régulière : il y a 3 points nouvellement informés de plus à chaque étape , ce qui veut dire que la fonction est une fonction affine : g(n)=3(n-1)=3n-3. Voici les résultats que nous avons vérifiés (tableau de la figure 13).

étape n°

0

1

2

3

4

5

6

7

8

situation n°

1

2

3

4

5

6

7

8

9

g(n)

1

3

6

9

12

15

18

21

24

F(n)

1

4

10

19

31

46

64

85

109

 

Figure 13. Croissance dans le réseau (-2;4), (-4;-2), (6;-2).

 

Nous pensons que la loi observée se poursuit :

 

Conjecture 2 . Pour le réseau (-2;4), (-4;-2), (6;-2), on a g(1)=1 et g(n) = 3(n-1) pour n>2.

 

Nous avons trouvé une autre raison qui explique que nous revenons au point d'origine à la troisième étape. En effet quand on additionne les trois vecteurs de communication on a :

Car .

 

Conclusion

Nous avons trouvé deux sortes de croissance différentes : une qui suit une loi triangulaire (comme nous l'a dit le professeur) et une autre qui commence pareillement mais qui ensuite devient une fonction affine (comme nous l'avons étudié cette année).

[Outre la question de trouver une preuve pour les conjectures 1 et 2], de nombreuse questions restent sans réponse.[voir aussi [3]).

Question 1. Est-ce que ces lois de croissance sont les seules qui existent ?

Question 2. Est-ce qu'il y a d'autres vecteurs qui donnent les mêmes croissances ? Lesquels ?

Question 3. Est-ce qu'on peut informer tous les points de la grille ?

 

la suite... pour d'autres élèves qui aurait envie de reprendre cette recherche!

[Pour d'autres résultats sur le réseau (1;-2), (3;2), (-3;1) (en particulier sur la conjecture 1 et la question 3), voir Communication dans une grille, Actes Math.en.Jeans 1994, pp. 45- 50. Voir aussi le commentaire [3]]

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Commentaires de la rédaction

 

[1] Les vecteurs

Le mot "vecteur " vient du latin vehere "porter". La notion mathématique de vecteur du plan traduit l'idée de translation, c'est à dire de déplacement global des points du plan par "glissement" : une translation est une transformation géométrique qui déplace tous les points dans une même direction, dans un même sens et d'une même longueur. Un vecteur peut être mathématiquement défini de plusieurs manières équivalentes. Voici les deux principales.

(a) Point de vue des translations. La notation , qui se lit "vecteur PQ", désigne l'unique translation qui transforme le point P en le point Q. On démontre facilement que l'écriture signifie que le quadrilatère PQSR (attention à l'ordre !) est un parallélogramme.

La composition des deux translations est encore une translation : la translation de vecteur suivie de la translation de vecteur est la translation qui transforme P en R, c'est donc la translation de vecteur . On dit que le vecteur est la somme du vecteur et du vecteur , et on note (relation de Chasles).

(b) Point de vue des composantes. Un vecteur peut être considéré comme un couple (a,b) de deux nombres réels a et b (ces nombres sont appelés les composantes , ou les coordonnées, du vecteur . L'addition de deux vecteurs consiste tout simplement, par définition, à faire l'addition composante par composante : si = (a,b) et = (a';b'), on a += (a+a',b+b').

Pour les vecteurs, on utilise souvent une notation en colonne : le vecteur (a,b) est noté .

 

La correspondance entre les points de vue (a) et (b) est possible dès que l'on choisit un repère du plan : une origine O, deux axes Ox et Oy, avec une unité de mesure sur chaque axe. Chaque point est alors repéré par le couple de ses coordonnées dans le repère choisi. A chaque vecteur correspond un unique point M tel que =. Ce sont les coordonnées de ce point M qui sont choisies pour composantes du vecteur . On peut démontrer (c'est ce qui est tenté dans l'article) que les deux définitions de l'addition se correspondent bien : l'addition des "vecteurs-translations" correspond à l'addition des leurs composantes.

Dans les réseaux de communications qui sont étudiés ici, la propagation de l'information au moyen de règles de base s'écrit commodément avec l'addition des vecteurs : par exemple si les vecteurs , , représentent les règles de base, le fait qu'un point g soit informé à la quatrième étape en utilisant successivement la règle , puis la règle , puis la règle et enfin la règle , s'écrit : .

Les définitions données des vecteurs du plan et de leur addition se généralisent sans difficulté à l'espace (trois dimensions... ou plus!).

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[2] Remarque sur la preuve du "point double".

La preuve que les point D et D' sont confondus utilise la commutativité de l'addition des vecteurs. Mais comment prouve-t-on la commutativité de l'addition vectorielle (dont le principe est expliqué en note [1]) ?

Traditionnellement introduite en classe de 3ème, l'égalité entre et (on reprend ici les notations de la Figure 6) est établie à partir du fait que le point D, image de A par la translation de vecteur (le point A étant lui-même défini comme l'image de O par la translation de vecteur coïncide avec le point D', image de C par la translation de vecteur (le point C étant défini comme l'image de O par la translation de vecteur ).

D'où l'impression de "circularité" qui se dégage de la preuve proposée par les collégiens. Nous laissons au lecteur le soin d'approfondir cet exemple qui illustre un trait essentiel de la démarche mathématique : la distinction entre la réalité sensible (propagation d'une information dans une grille suivant certains chemins) et le modèle mathématique de cette réalité (translations et addition vectorielle). Le vrai, au sens mathématique, résulte logiquement des conventions en vigueur dans la communauté mathématique. Le vrai, au sens de fidélité à la réalité sensible, résulte de la confrontation entre les conventions des mathématiciens et notre expérience du monde sensible.

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[3] Commentaire des chercheurs.

Le sujet proposé met en scène plusieurs domaines actifs des mathématiques contemporaines. Les questions posées à la fin de leur article par les élèves relèvent de l'étude des réseaux entiers (les "sous-groupe discrets" de lRn) et de la "géométrie des nombres" (nombre de points d'un réseau entiers dans une forme donnée). La recherche de graphes particuliers permettant la diffusion rapide d'une information relève de la Combinatoire et de la Recherche opérationnelle. L'arithmétique est également concernée: en se restreignant à des vecteurs de base colinéaires du type (n;0) avec n>0, on tombe sur un problème célèbre, proposé par Frobénius, dont voici une version simplifiée: si les valeurs nominales en francs des pièces en usage dans un système monétaire sont de n1, n2,..., nk , quels sommes sont payables exactement dans ce système ? Le problème reste ouvert pour k>4.

Outre les résultats présentés dans leur article, les élèves avaient étudié une variante inédite du problème initial : la propagation de l'information avec la contrainte de rester dans un domaine limité. Considérons par exemple le premier réseau (règles (1;-2), (3;2) et (-3;1)) limité aux points du rectangle R = [-3,+3][-2,+2] (R est le plus petit rectangle à cotés parallèles aux axes qui contienne les trois vecteurs de base du réseau). Nous fûmes étonnés de constater que tous les points à coordonnées entières de R peuvent être informés sans sortir de R, à l'exception de l'unique point (-3;-2) ! Nous sommes à la recherche d'une explication générale.

Cette version limitée du problème nous parait en tout cas très intéressante pour des recherches ultérieures de MATh.en.JEANS.

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